États, institutions et sociétés en Iran, Afghanistan, Asie centrale et au Pakistan depuis les années 1970
Au cours des décennies 1970 à 1990, révolutions, coups d’État militaires, indépendances nationales, conflits armés et guerres civiles ont entraîné de profondes reconstructions institutionnelles de l’État dans les mondes iranien, centrasiatique et sud-asiatique[1]. Ces transformations politiques variées ont le plus souvent mis en cause le rôle de l’État – réprouvé pour son centralisme, son autoritarisme et son élitisme – en raison des répartitions inégalitaires de ses politiques publiques et d’un contrôle des classes supérieures sur les postes administratifs. Portées au nom d’idéologies anti-impérialistes, socialistes, nationalistes et islamistes par des couches sociales moyennes[2] et basses[3], ces contestations “par le bas” ont durablement transformé les relations entre États et sociétés, par une refonte partielle de l’action publique et de la composition du personnel étatique. Ces mouvements contestataires aux origines ethno-confessionnelles plurielles[4] présentent un caractère transnational, comme en témoigne le gouvernement des Talibans en Afghanistan (1996-2001), composé d’étudiants des madrasas de Panjwai et de Deoband au Pakistan et en Inde. Les identités de ces groupes se définissent ainsi selon des contours poreux, en raison de diverses refontes des personnels de l’État et de dissensions internes, comme l’ont montré les Pandshiris dans l’appareil sécuritaire afghan après 2001, les Pendjabis dans l’administration pakistanaise ou encore les élites de la région du Khatlon après la guerre civile tadjique.
Les nouveaux arrangements entre États et sociétés ont toutefois rapidement été empêchés par des politiques de recentralisation autoritaire. La période d’institutionnalisation de la République islamique d’Iran dans la seconde moitié des années 1980, la contre-révolution autoritaire du régime militaire de Zia ul-Haq au Pakistan (1978-88) ou encore la mise en place des régimes postsoviétiques ouzbek et tadjik après 1992 témoignent de ces phénomènes réactionnaires dits
« thermidoriens »[5], dans lesquels les élites oligarchiques investissent l’État et le privatisent[6]. Aiguillonnés par une contestation croissante de leur légitimité depuis les années 1970, les États iranien, afghan, pakistanais et centrasiatiques ont tenté d’assurer leur stabilité au sein de sociétés pluriethniques et multiconfessionnelles par différents biais : investiture des bureaucraties civiles et militaires par cooptation (ancrages régionaux du Corps des Gardiens de la Révolution en Iran), politiques publiques de développement (éducation, santé, transports, logement, emploi, politiques agraires), contrôle religieux (poids de l’administration du waqf sous Bhutto et Zia au Pakistan[7], loi sur les madrasas en Ouzbékistan, 1993), milices militaires (Fatemiyun en Afghanistan, pilotée par Téhéran). Face aux divers remaniements institutionnels de l’État, ces groupes tentent d’investir l’appareil politique central afin de tirer profit d’avantages étatiques, par l’investissement de réseaux clientélistes et des postes administratifs civils et militaires.
Malgré les multiples objets disponibles pour l’analyse comparée des transformations des États, des trajectoires et des circulations des mouvements politiques (islam politique, soviétisme), les mondes musulmans iranien, centrasiatique et sud-asiatique sont usuellement traités dans une perspective nationale ou locale. Aussi l’État devient un « “organe” monolithique[8] », distinct des forces sociales et sans perspective historique. Ce faible nombre de travaux comparatifs dans cette aire géographique se justifie par un cloisonnement des traditions académiques entre études de l’Asie du sud, du Moyen-Orient majoritairement arabe, et des mondes postsoviétiques. Malgré un difficile accès aux sources sur le terrain, l’étude des États d’Asie centrale et d’Asie du sud est réinvestie depuis les années 1980 par des historiens, politistes et anthropologues du fait religieux (O. Roy, S. Dudoignon), des nationalismes (A. Anderson, C. Jaffrelot, G. Dorronsoro, M. Laruelle), des régionalismes et groupes minoritaires (A. Monsutti, F. Adelkhah, T. Barfield, J-P. Digard) ou des milieux économiques (L. Gayer, A. Keshavarzian). Depuis les années 2010, un renouveau de l’étude de l’État semble s’engager à partir d’approches de politiques publiques (M. Ghiabi, K. Harris), et de socio-histoire des administrations civiles (E. Lob, A. Baczko, S. Hull, S. M. Ali), des appareils militaires (A. Siddiqa) et policiers (A. Giustozzi & M. Isaqzadeh).
Organisée par le Centre d’histoire du xixe siècle (CRHXIX, Sorbonne Université) et le Centre de recherches internationales (CERI, Sciences-Po), la journée d’études invite à penser les relations entre États et sociétés en Iran, en Afghanistan, au Pakistan et en Asie centrale depuis les années 1970. Les organisateurs encouragent les communications pluridisciplinaires (sociologie politique, histoire religieuse et politique, anthropologie, politique publique) et les approches monographiques ou comparatives (comparaisons inter ou intra-étatique, comparaisons historiques). Ils porteront une attention particulière aux propositions qui s’appuieront sur les trajectoires et les circulations transnationales des phénomènes et groupes politiques étudiés et leurs relations à l’État centralisé. Une réflexion sur les matériaux empiriques mobilisés (histoire orale et entretiens, web archivé et réseaux sociaux numériques, archives locales) est vivement souhaitée.
Les communications devront s’insérer dans un ou plusieurs des trois axes proposés :
- Axe 1 : Histoire des institutions et des actions publiques de l’État en période de crise politique
- Axe 2 : Sociologie des élites de l’État centralisé
- Axe 3 : Réseaux et circulations des contestations religieuses et militaires
Appel à contributions
Les participants et participantes sont invités à nous soumettre une proposition d’article (abstract) d’une longueur maximale de 5 000 signes (notice bibliographique exclue), au plus tard le 15 juillet 2023, en format word ou pdf, aux deux adresses suivantes : mahroug.sophiac@gmail.com et guillaume.beaud@sciencespo.fr. Les propositions peuvent être rédigées en français et en anglais.
Modalités d’organisation et d’accueil
La journée d’étude sera organisée dans les locaux de Sorbonne Université à Paris mi-novembre prochain. Une date exacte sera communiquée début mai.
Afin d’encourager la présence de participants venant de l’étranger, une aide financière pour les déplacements pourra être envisagée en fonction des financements disponibles. Les participants sont toutefois encouragés à solliciter une aide financière de leur laboratoire, école doctorale ou université.
Comité d’organisation
Guillaume Beaud (CERI, Sciences Po) est doctorant en science politique à Sciences Po (CERI). Sa thèse porte sur les transformations des appareils d’État et élites administratives dans une perspective comparative et historique. À partir d’un travail d’entretien, ethnographique et archivistique, de matériaux biographiques et d’une analyse de données prosopographiques, il y étudie les recompositions des hautes fonctions publiques en période de changement politique en Iran et au Pakistan, avec un intérêt particulier pour les corps de préfets et de diplomates. Diplômé de King’s College London, de Sciences Po et de l’INALCO, il a été doctorant invité à la Lahore University of Management Sciences (LUMS) et à l’Institut universitaire européen de Florence (EUI). Il a étudié le persan à l’Institut Dehkhoda à Téhéran, ainsi que l’ourdou. guillaume.beaud@sciencespo.fr
Sophia Mahroug (CRHXIX, Sorbonne-Université/ C²DH, Université du Luxembourg) est doctorante persanisante et arabisante en histoire contemporaine à Sorbonne Université (CRHXIX) et à l’Université du Luxembourg (C²DH). Dans le cadre de sa thèse de doctorat, elle propose une analyse de la politique culturelle des Gardiens de la Révolution islamique d’Iran (1979-2021) à partir des archives du Web et des réseaux sociaux numériques. Ses recherches ont pour objectif de reformuler une histoire politique de l’Iran des XXe et XXIe siècles à partir des sources nativement numériques, afin de proposer une réflexion épistémologique sur l’apport des humanités numériques dans l’étude du Moyen-Orient contemporain. Elle est diplômée de Sorbonne Université, de l’INALCO et de l’Institut Dehkhoda à Téhéran. mahroug.sophiac@gmail.com
[1] Révolution iranienne (1979), coups d’État au Pakistan (1977) et en Afghanistan (1978), indépendances des Républiques socialistes centrasiatiques (1991), conflits armés (Iran, 1980-1988 ; Afghanistan, 1979-1989) et guerres civiles (Tadjikistan, 1992-1997 ; Afghanistan 1992-1996 et depuis le milieu des années 2000).
[2] Sur la politisation de nouvelles classes moyennes éduquées et leur opposition au centralisme étatique, voir James Bill, The Politics of Iran. Groups, Classes and Modernization. Merrill, Columbus, 1972 ; Gilles Dorronsoro, La révolution afghane. Paris, Karthala, 2000, pp. 75-106. Pour une sociologie des oppositions islamistes à l’État centralisé, voir Guilain Denoeux, “The forgotten swamp. Navigating Political Islam”, Middle East Policy, vol. 9 (2), p. 56-81, 2002.
[3] Citons la classe urbaine pauvre des « déshérités » en Iran (mostaz‘afin), base sociale dont se réclame la République Islamique d’Iran depuis 1979.
[4] Voir notamment les études anthropologiques et sociologiques de Stéphane A. Dudoignon, The Baluch, Sunnism and the state in Iran: from tribal to global (2017), Jean-Pierre Digard (dir.), Le fait ethnique en Iran et en Afghanistan (1988) ou encore Thomas J. Barfield, The Central Asian Arab of Afghanistan (1981)
[5] Sur la phase thermidorienne, voir Bailey Stone, “Thermidor?”, dans The Anatomy of Revolution Revisited: A Comparative Analysis of England, France, and Russia. Cambridge, Cambridge University Press, 2013, pp. 394-473. Pour une application sur le cas iranien, Jean-François Bayart, « Le concept de situation thermidorienne : régimes néo-révolutionnaires et libéralisation économique » dans Questions de recherche, n° 24, 2008, pp. 52-57.
[6] Voir Béatrice Hibou (dir.), La privatisation des États, Paris, Karthala, 1999.
[7] Jamal Malik, “Islamic endowments”, dans Colonization of Islam: Dissolution of traditional institutions in Pakistan. New Dehli, Manohar, 1996, pp. 55-84. Sur le phénomène d’étatisation du religieux en Égypte, en Arabie Saoudite, en Turquie et en Iran, voir Malika Zeghal, « Religion and Politics in Egypt: The Ulema of al-Azhar, Radical Islam, and the State (1952-94)” dans International Journal of Middle East Studies, vol.31(3), 1999, pp. 371-399; Ahmet Erdi Öztürk, « Turkey’s Diyanet under AKP rule: from protector to imposer of state ideology?” dans Southeast European and Black Sea Studies, vol.16 (4), 2016, pp. 619-635 ; Nabil Mouline, « Routinisation et institutionnalisation du hanbalo-wahhâbisme », dans Les clercs de l’Islam, Autorité religieuse et pouvoir politique en Arabie Saoudite (XVIIIe-XXIe siècles). Paris, PUF, 2011, pp. 126-156 ; Olivier Roy, L’Échec de l’Islam politique. Paris, Seuil, 1992.
[8] Hamid Bozarslan, Sociologie politique du Moyen-Orient, Repères, La Découverte, Paris, 2011, p. 41.