3. Des ordres : citoyennetés, sécurités, transgressions

Porteurs : Anne-Emmanuelle Demartini, Arnaud-Dominique Houte, Éric Fournier

 

Cet axe s’inscrit dans le prolongement direct d’un champ de recherche sur les formes et figures de l’ordre et du désordre lancé à la fin des années 2000 par Dominique Kalifa et Jean-Noël Luc et qui est constamment resté une spécialité reconnue du Centre du XIXe siècle. Enrichi par la suite d’une dimension politique dont témoignent la prise en compte des ordres alternatifs (illustrée par l’atelier du Centre, "D’autres ordres possibles", en février 2023) et le projet sur l’antimilitarisme à travers le monde aux XIXe et XXe siècles (qui se prolonge avec la publication d’un ouvrage collectif), il s’élargit également à l’étude du domaine judiciaire. Au cours des années à venir, il s’agit de prolonger et de renouveler trois grandes thématiques : l’histoire des polices, de la gendarmerie et des pouvoirs ; l’histoire des transgressions et de leur médiatisation ; l’histoire de l’acceptation et des contestations de l’ordre. Toutes sont envisagées dans une perspective d’histoire sociale et culturelle pensée sur la longue durée des XIXe et XXe siècles.

 

3.1. Histoire des polices et de la gendarmerie

Après le temps des explorations et après celui des premières synthèses, ce chantier entre dans un âge d’approfondissement et de renouvellements. Sans renoncer à éclairer les zones d’ombre persistantes (polices spéciales et municipales notamment), il s’agit de renforcer les approches transnationales et d’explorer la dimension coloniale de cette histoire : les travaux des masterants et des doctorants pourront aboutir à la préparation d’un colloque et/ou d’un ouvrage collectif. En lien avec l’axe 4, qui envisage une réflexion d’ensemble sur la médiatisation de l’accident, et en cherchant à nouer des contacts avec l’histoire des assurances et des secours, on s’intéressera aussi à la police des risques et catastrophes (notamment dans le domaine fécond de la sécurité routière).

 

3.2. Étude des transgressions

Tout en poursuivant la tradition des travaux menés par Dominique Kalifa à l’intersection du crime et de l’imprimé, ce deuxième sous-axe élargira la problématique de la médiatisation à la révélation du crime, en explorant, dans leur pluralité, les modalités par lequel le crime, caché, opaque, est révélé et accède à la visibilité, comment il est dit, dénoncé, montré, mis en scène : l’affaire judiciaire, la dénonciation, la lettre au juge, la médiatisation sont autant de pistes qui seront explorées. L’accent sera mis en particulier sur l’étude des violences familiales et des violences sexuelles, en prenant en compte la dimension du genre. L’inceste continuera d’être un objet central, en lien avec le projet ANR DERVI,  avec une double ambition : en premier lieu renforcer la connaissance de  l’inceste, dans sa dimension empirique et historique, en second lieu renouveler l’approche d’un phénomène, trop longtemps envisagé sous l’angle de l’interdit fondateur et du silence pour en saisir au contraire le caractère ordinaire et interroger le moment crucial de la révélation, en dépassant les facilités du discours dominant actuel sur le tabou et sa levée. Ces approches se feront en étroite collaboration avec l’axe 4 (notamment dans la perspective du colloque sur les délinquances juvéniles organisé fin 2023).

 

3.3. Marges d’autonomie, entre résistances et alternatives

Autour de l’acceptation et des contestations de l’ordre, le troisième sous-axe de recherche permettra d’étudier les phénomènes d’autonomie, entre résistances et alternatives, dans les interstices d’un resserrement des liens entre l’État et la société, dans les brèches de cette emprise étatique croissante, caractéristique de la modernité d’un long XIXe siècle. Le terme "emprise" souligne que cet axe va bien au-delà des dispositifs institutionnels, ou d’une histoire de la vie et des idées politiques. Cela implique et met en jeu des imaginaires sociaux et des pratiques interagissant avec une culture matérielle, mais aussi les cœurs et les corps, relevant d’une histoire sensible, et invite donc à travailler tant au ras du sol ou en caméra subjective qu’à hauteur de dispositifs et représentations plus englobantes. C’est de cette façon que l’on peut observer ce qui apparaît comme un choc de modernités politiques concurrentes, car le grand récit de la monopolisation de la violence légitime par l’État s’est heurté à de profondes oppositions fondées sur le désir des citoyens d’exercer des prérogatives régaliennes, voire de proposer un ordre alternatif – en particulier lors des phases de rupture révolutionnaire, mais pas seulement. L’étude du moment Commune, travaillé de longue date par les chercheurs du Centre, en particulier Éric Fournier, sera prolongée. En collaboration avec la Société d’histoire de la révolution de 1848 et des révolutions du XIXe siècle, on abordera aussi sa dimension historiographique, et une réflexion approfondie sera conduite à partir de la matrice que constituent les travaux de Jacques Rougerie dont on éclairera la genèse et les principales orientations et dont on discutera les apports et prolongements. Au-delà des événements révolutionnaires, on s’interrogera plus largement sur ce très long XIXe siècle du resserrement, aussi avéré que heurté, des liens entre l’État et les citoyens – une période intrigante que l’on cherchera à cerner et dénommer dans le cadre d’une journée d’étude.

 

3.4. "Flicophobie"

Distinguées par souci de clarté, les trois directions de ce sous-axe se rejoignent sur de nombreux points, notamment à travers l’étude des formes citoyennes de police (pour lesquelles la Commune constitue un terrain d’étude privilégié) ou à travers celle du fonctionnement de la justice, des débats qu’elle suscite et de son appropriation par les justiciables, qui fera l’objet d’un travail exploratoire centré sur les désordres du prétoire (peut-on écrire une histoire des incidents d’audience et des paroles inappropriées dans un tribunal ? En fonction de quelles normes ces transgressions sont-elles appréciées ? À quelles stratégies et à quelles représentations de la justice renvoient-elles ?). En lien étroit avec l’axe 4, un projet fédérateur sera consacré à ce que l’on appelle provisoirement la "flicophobie", faute de meilleur terme : l’absence de désignation sociale de la haine du policier et du gendarme est révélatrice de la méconnaissance du sujet auquel seront consacrés un colloque et une exposition virtuelle, à la croisée de l’histoire des polices, de leurs imaginaires, des transgressions et des contestations sociales et politiques. Dans la continuité du travail collectif sur l’antimilitarisme à travers le monde aux XIXe et XXe siècles, en croisant histoire des représentations et histoire des pratiques, il s’agit là encore d’explorer la gamme complexe des relations entre la société et l’État au cœur des mutations d’un très long XIXe siècle.